Pourquoi ai-je sauvé ce livre et pas un autre?
Si vous avez un jour perdu un aïeul, vous vous êtes vous aussi trouvé confronté aux mêmes étagères sur lesquelles le temps s’est arrêté. Maurice Dekobra, Frank Slaughter ( chez Presses Pocket ), Guy Des Cars, Gilbert Cesbron ( chez J’ai Lu ), et Maurice Druon, Jean Dutourd : Au bon beurre, avec une illustration de couverture de Dubout, Pierre Benoît, André Gide : La Symphonie pastorale ( au Livre de Poche)… Ces livres qui aujourd’hui finissent leur course chez les bouquinistes, ou plus souvent dans un sac-poubelle, quand ils ne sont pas sauvés de l’anéantissement par des collectionneurs, à la recherche des couvertures kitsch des romances de guerre d’alors, ou des illustrations au fusain, faux Bernard Buffet ornant les romans de Mauriac.
Si vous avez perdu un grand-père, une grand-tante, si vous avez dû faire un dernier tour du propriétaire dans ces appartements pétrifiés, ces meublés immobilisés dans le passé, pour y sauvegarder quelques reliques, et pour peu que vous aimiez les livres, vous avez dû, vous aussi, hésiter de longues minutes devant ces rayonnages, témoins muets de la précarité des modes littéraires, et derniers vestiges d’un esprit disparu.
Car les livres qu’a lu un homme ou une femme, il ne les a pas seulement parcouru, il les a fait siens, il a été marqué par eux, il reste quelque chose de lui ou d’elle qui se lit, pour celui qui sait voir, jusque dans l’agencement et la juxtaposition de ces quelques San Antonio illustrés par Dubout : Le Standinge selon Bérurier, l’Histoire de France…, ( ces deux-là tant lus et relus que la tranche s’effrite et que des pages s’en échappent par paquets d’une cinquantaine…) au milieu des œuvres complètes de Mauriac ou de Zola.
Laisser ces livres sur l’étagère, à la merci de l’entreprise de nettoiement, c’est les condamner au néant. N’en sauver que quelques-uns, c’est faire un tri arbitraire, statuer de manière posthume sur le bien-fondé des choix littéraires qui ont forgé une vie. J’envie ceux qui n’aiment pas les livres, qui n’ont pas l’impression, en fermant la porte, de commettre une ultime trahison.
Pourquoi donc au moment de basculer le contenu de ce carton dans la benne, ai-je sauvé ce Livre de Poche? « Les Ecrivains », de Michel de Saint-Pierre. Un auteur dont je ne sais rien mais dont le nom me dit vaguement quelque chose. Peut-être parce qu’en ouvrant le livre au hasard je tombe sur une discussion entre un jeune écrivain et un éditeur âgé, scène qui me rappelle des souvenirs doux-amers. Peut-être parce qu’à soixante-et-un ans aujourd’hui, alors que certains de mes romans disparaissent et ne sont pas réédités, après un quart de siècle pendant lequel je m’enorgueillissais de les savoir toujours disponibles, l’idée de sauver un moment Michel de Saint-Pierre de l’oubli me traverse.
Alexandre Damville, le « Mohican », est un écrivain célèbre qui a sacrifié toute sa vie à la littérature. Moine-soldat misanthrope, il s’est depuis longtemps détourné des mondanités qu’il déteste, et engage une jeune femme, Béatrice, pour être sa secrétaire et son cerbère. Son fils Georges, écrivain à succès lui aussi, mène une vie dissipée et multiplie les excès et les provocations politiques, en bon anarchiste de droite. Le roman se laisse lire, même si les personnages sont là avant tout pour permettre à l’auteur de disserter sur toutes choses avec un panache suranné très français.
Ce qui me frappe dès l’abord, beaucoup plus que la description d’un monde littéraire que j’ai effleuré trente ans plus tard ( le roman date de 1957 ), c’est la place des femmes au sein du roman, et de la société. Ce monde d’avant #MeToo dont certaines dressent aujourd’hui un tableau magnifié. Ce monde où « la liberté d’importuner » était « indispensable à la liberté sexuelle. »
D’emblée Béatrice, la jeune secrétaire, tombe sous le charme du grand écrivain, et écoute sans broncher ses tirades sur « les femmes ». Car un grand écrivain connaît « les femmes », et porte sur elle un regard sans appel, et sans individualisation. Florilège:
« -Après vingt ans les jeunes personnes deviennent raisonneuses. Elles prétendent avoir une opinion, et même, éventuellement, l’imposer. »
« -J’aime qu’une jeune fille soit modeste, simple, soumise et totalement dépourvue d’imagination. Dans le travail comme dans l’amour. »
«- Vous saurez vite que le pire ennemi de l’écrivain, c’est la femme! Depuis un million d’années, la femme croit avoir le privilège de la fécondité. Elle n’entend le partager, ce privilège, avec personne. »
«- Je n’aime pas la littérature féminine, à de très rares exceptions près. Je pense que femmes et filles écrivent beaucoup trop aujourd’hui et je n’en attends rien de bon. »
A ce stade, on pourrait espérer de la dite Béatrice une protestation, une riposte. Certainement pas, car Michel de Saint-Pierre en a fait une jeune femme certes intelligente, mais heureusement consciente de sa place en société:
« Béatrice mesurait à quel point les femmes sont inaptes à la cohérence intellectuelle, à la marche royale de l’esprit. »
Damville va bien entendu tyranniser sa secrétaire, même pas par jeu amoureux pervers, mais juste parce qu’elle est là pour ça:
« Il s’éclipsait déjà mais il entendit la voix de Béatrice, une petite voix claire et qui tremblait un peu:
-Qu’est-ce que je vous ai fait?
Il en resta figé; puis se retourna vers elle. Il vit qu’elle avait les yeux rouges et s’approcha. Elle sentit sur sa tête la main de Damville, chaude, paternelle et puissante:
-Vous ne m’avez rien fait, mon petit.
La voix était méconnaissable, chargée d’une tendresse inquiète:
-Rien du tout, voyons. Vous êtes… vous êtes en ce moment ce qu’il y a de plus charmant dans ma vie, qui est pénible en somme. Restez ce que vous êtes. Ne changez pas. Et tâchez de me supporter.
Il s’éloigna. Béatrice ne put s’empêcher, tout en souriant, de verser quelques larmes sur la facture du Gaz et de l’Electricité. »
Et quand Georges, le fils maudit, rend visite à son père, la liberté d’importuner prend tout son sens:
« Cette fois, lui prenant la tête dans ses mains, il l’embrassa pour de bon. Mais elle lui opposa le simple et clair refus de ses lèvres froides. Etonné, il la lâcha:
-Vous êtes un drôle de petit corps, dites-moi…
-Et vous, Georges, vous êtes un sauvage…
Elle était toute rouge. Le garçon prit un air d’enfant sérieux, et sa mèche lui retombait sur le front, juvénile. Béatrice le trouva charmant.
-Dites moi, Cocotte! Vous n’êtes pas amoureuse du Mohican, au moins? »
D’autres femmes traversent le roman: maîtresse de l’un ou de l’autre, conquête en vue ou douairière catholique ( car on parle beaucoup de Dieu et de sacré entre deux mains aux fesses).
« -C’est ma secrétaire que j’appelle…
Une jeune femme brune, pâle et distinguée, entra. L’éditeur lui administra une claque joyeuse sur la croupe:
-Mon petit poussin, j’ai besoin de la chemise où j’ai fourré les articles sur tu découpes depuis un mois… »
Pas besoin de beaucoup d’imagination pour deviner que « Les Ecrivains » foire lamentablement au Test de Bechdel, qui analyse la représentation des femmes dans la fiction. Jamais deux femmes ne parlent entre elles, et lorsqu’une femme parle, elle parle à un homme, au sujet d’un homme. ( Parfois cet homme est Dieu, ce qui ne les change pas beaucoup)
L’effet d’accumulation est saisissant. Le roman se déploie, avec ses petites manies d’époque, les déclarations emphatiques, les passages épistolaires, et plus j’avance plus mon malaise grandit. Je consulte Wikipedia et en découvre un peu plus sur l’auteur, royaliste catholique, écrivain célèbre à son époque. Je ne suis pas persuadé que je lirais quelques chose de très différent sous une plume masculine moins marquée idéologiquement. Me reviennent en mémoire quelques chansons de Brel ou de Moustaki, présumés amis des femmes, particulièrement gratinées elles aussi: « Les biches », ou « Votre fille a vingt ans »…
Damville père et fils sont célèbres, et malheureux. Leur posture de mâle les enferme l’un et l’autre, sans que Michel de Saint-Pierre imagine qu’il puisse en être autrement. Ce sont des hommes, de vrais hommes, qui ont tout compris au sexe faible, et conchient bien évidemment les homosexuels. Ainsi ce Stéphane Duc-Ledoux, jeune admirateur de l’oeuvre du Mohican, qui dans une soirée vient s’asseoir près de Georges pour quémander un rendez-vous auprès de son père:
« Damville eut ce mouvement de recul instinctif qu’inspire aux gens normaux le contact d’un rat ou d’un pervers. »
Par jeu, Georges obtient le rendez-vous, à l’issue duquel Alexandre fulmine auprès de Béatrice:
« -…Il connaît ma phobie de ce qui est anormal, byzantin. Ce Stéphane je-ne-sais-plus-quoi est un malade, bien sûr! Les malades, nous les mettons à l’hôpital ou à l’asile.
La petite voix de Béatrice devint propitiatoire:
-Ecoutez, il n’avait pas l’air bien méchant…
-Détrompez-vous! Cette espèce est essentiellement méchante et malfaisante. Moitié mâle, moitié femelle, héritant les formes d’insolence et d’agressivité particulières à chacun des deux sexes. Honteuse et provocante. Passionnément éprise de la force, et la haïssant avec passion. Je connais ce genre d’insectes qui grouillent et pullulent sur la chose littéraire, et je n’en attends rien de bon. Ouvrez-moi cette fenêtre toute grande, s’il vous plaît. »
Dans l’Avertissement en frontispice du livre, l’auteur explique que son roman n’est pas un roman à clef, et liste les personnages: « Citons le vieil écrivain Alexandre Damville, son fils Georges, l’éditeur…la jeune comédienne Marguerite Villière, l’inverti Stéphane Duc-Ledoux, Michel Marin le pamphlétaire… » Voilà, c’est plus clair comme cela. Etre homosexuel, « inverti », c’est un job à temps plein.
A la fin du roman, Alexandre Damville meurt. Il va rejoindre avec Michel de Saint-Pierre le cimetière des éléphants, ces longues étagères de « dead white males », qui n’ont parfois pas grand chose d’autre à nous rappeler que « Ce n’était pas mieux avant ».
Christian Lehmann
Ce texte est paru sur aoc.media le 24 janvier 2020
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