Chapitre 8
Le médecin traitant, une arnaque sans moyens destinée à être contournée...
Les patients ne sont pas en reste, leurs associations dénonçant, pêle-mêle, les augmentations tarifaires importantes des spécialistes, la complexité du parcours de soins coordonné qui ressemble surtout à un parcours tarifaire, et la franchise de un euro sur les actes médicaux et de biologie. Outre la colère, ce qui domine chez les assurés sociaux, dépourvus de réelle représentativité dans les caisses, c’est la peur et l’incompréhension. Incompréhension, car la réforme est très complexe, et que cette complexité est aggravée par un ensemble de non-dits, de contre-vérités et de vrais mensonges. Peur, car chacun comprend, très vite, que le rouleau compresseur s’est mis en marche, et que derrière l’apparence d’un libre choix laissé au patient, c’est à une menace de sélection par l’argent qu’on assiste. D’où l’afflux de patients demandant à leur médecin de signer, au plus vite, le formulaire censé désigner un médecin traitant. Et le dilemme de nombreux médecins, confrontés à l’incohérence du dispositif : comment résister sans pénaliser le patient ? Nombre d’entre eux temporisent, espérant y voir plus clair dans les mois à venir. Mais chez certains patients, en particulier les plus faibles, les plus démunis, c’est parfois impossible. Des patients suivis pour pathologies psychiatriques, des patients âgés en affection longue durée, s’affolent : ne pas signer le formulaire, ne pas être en règle avec la Sécurité Sociale, alors même que ressurgit le spectre d’une médecine à deux vitesses, les angoisse. Les réponses hautement fantaisistes des plate-formes téléphoniques mises en place par la Sécurité Sociale, et dont parfois les opérateurs eux-même sont amenés à se contredire tant la réforme est complexe, n’apaisent pas ces patients. Ainsi, petit à petit, cahin-caha, la réforme se met-elle en route, dans un climat d’incompréhension et de peur.
Du point de vue des patients, la principale disposition est la nécessité de choisir un médecin traitant, passage obligatoire pour accéder ensuite à des actes de médecine spécialisée dans de bonnes conditions de remboursement. Sur les ondes et dans les colonnes des journaux, Philippe Douste-Blazy, toujours pédagogue, en réexplique la nécessité. Mais, toujours créatif, il s’emmêle un peu les pinceaux lorsque lui est posée la première question qui vient à l’esprit de tous ses auditeurs. En pratique, le médecin traitant, c’est forcément un généraliste ? Alors que Xavier Bertrand et Frédéric Van Roekeghem, avec des précautions oratoires inouïes, et en prenant soin de se laisser des portes de sortie, considèrent que le médecin généraliste « a vocation » à être médecin traitant, tout en laissant la porte ouverte aux spécialistes dans des cas rarissimes de maladies orphelines ou très mal connues, Philippe Douste-Blazy, pourtant professeur de santé publique, aligne les contre-vérités, dès le 3 Janvier, sur RTL :
« Il y a le médecin traitant, le médecin traitant c'est une révolution en France parce que pour la première fois on va avoir un médecin de famille, donc un médecin de famille, celui qui vous connaît le mieux. »
A sa décharge, signalons que le ministre de la Santé revient d’Asie du Sud-Est, dévastée par un tsunami. D’où probablement cette annonce surréaliste d’une réforme révolutionnaire : « pour la première fois en France on va avoir un médecin de famille ».
« Moi je pense que celui qui vous connaît depuis dix ans, quinze ans, cinq ans, connaît vos enfants, vos parents, vos ennuis, vos problèmes de couple ou de profession, et bien celui-là il est mieux à même de vous soigner que celui qui ne vous a jamais vu et qui arrive à deux heures du matin à la maison pour la première fois. C'est peut-être idiot mais j'en suis persuadé. Donc on va avoir un choix à faire pendant les six premiers mois de l'année ou cinq premiers mois de l'année, vous allez avoir un formulaire, tous les français vont avoir un formulaire chez eux, ils diront : voilà le médecin traitant que je veux. Ils peuvent choisir le médecin qu'ils veulent ou le médecin spécialiste d'ailleurs qu'ils veulent, je ne les oblige à rien. Je dis simplement que ce sera une nouveauté, un parcours personnalisé de soins. »
Le mot qui fâche, le mot qui gêne, n’a jamais été prononcé. « Généraliste ». Pour ne pas courir le risque de froisser la caste médicale, Philippe Douste-Blazy a délibérément employé le terme un peu désuet de « médecin de famille », un terme cher à la CSMF, et qui permet à peu de frais d’éluder l’un des problèmes centraux de la réforme : la médecine générale est une spécialité, reconnue dans nombre d’autres pays, et en passe d’être reconnue en France. Discipline à part entière, et reconnue telle par la WONCA, organisation mondiale des collèges et académies de médecins généralistes :
« La médecine générale est une discipline scientifique et universitaire, avec son propre contenu d’enseignement, sa recherche, ses niveaux de preuve et de pratique. C’est aussi une spécialité clinique orientée vers les soins primaires. .La définition de la médecine générale repose sur les caractéristiques suivantes :-premier contact avec le système de soins, permettant un accès ouvert et non limité aux usagers, prenant en charge tous les problèmes de santé, indépendamment de l’âge, du sexe, ou de toute autre caractéristique de la personne concentrée ;-approche centrée sur la personne, orientée vers l’individu, sa famille et sa communauté ;-processus de consultation personnalisée qui établit, dans le temps, une relation médecin patient à travers une communication appropriée ;-responsabilité de la continuité des soins dans la durée, selon les besoins du patient ;-utilisation efficiente des ressources du système de santé, à travers la coordination des soins, le travail avec d’autres professionnels de santé; du recours aux autres spécialités ;-démarche décisionnelle spécifique, déterminée par la prévalence et l’incidence des maladies dans le contexte des soins primaires ;-prise en charge simultanée des problèmes de santé aigus ou chroniques de chaque patient ;-intervention au stade précoce et non différencié du développement des maladies dans le contexte des soins primaires, pouvant requérir une intervention rapide,-développement de la promotion et de l’éducation de la santé par des interventions appropriées et efficaces ;-action spécifique en termes de santé publique ;-réponse globale aux problèmes de santé dans leurs dimensions physique, psychologique, sociale, culturelle et existentielle. »
Il suffit de lire cette définition pour comprendre que le médecin traitant n’est aucunement la révolution annoncée… mais surtout que les fonctions dévolues au médecin traitant sont celles du médecin généraliste : assurer les soins primaires, le premier recours, pour l’ensemble des patients, sur le long terme, et coordonner les soins, en adressant si nécessaire le patient à un spécialiste d’organe, pour un avis, ou pour un examen complémentaire technique, ou enfin pour une prise en charge plus complète sur le long terme.
Réaffirmer qu’il vaut mieux être soigné par un médecin qui connaît le patient et son historique est une simple évidence. Laisser entendre que ce médecin traitant, de premier recours, pourrait être un médecin spécialiste, est beaucoup plus problématique, et constitue d’ailleurs un casus belli avec les généralistes, pour plusieurs raisons. Non seulement, martèlent les jeunes généralistes issus de la faculté, parce que c’est justement cette fonction de médecin de premier recours, qu’on leur enseigne, et qui fait leur spécificité, mais aussi parce qu’au regard des textes qui régissent l’exercice de la médecine spécialisée, les honoraires du spécialiste, plus élevés que ceux du généraliste, seraient censés rétribuer la compétence spécifique supérieure de celui-ci dans le cadre précis et plus étroit des pathologies d’organe de sa spécialité. Ainsi, si un généraliste, tout comme un oto-rhino-laryngologiste, est à même de soigner une sinusite, la justification des honoraires plus élevés du médecin ORL tiendrait à son expérience ou à sa compétence supérieure dans le cadre de cette pathologie. Mais, s’il acceptait de devenir le médecin traitant d’un patient, que ferait ce médecin ORL, confronté à une pathologie extérieure à sa spécialité, que ce soit une douleur lombaire, une gêne urinaire ou une douleur thoracique ? Prendrait-il en charge lui-même cette pathologie extérieure à son champ d’expertise ? Et si oui, comment alors justifierait-il une rémunération de médecine spécialisée… dans un cadre qui ne relève pas de sa spécialité ? Ou bien alors adresserait-il le patient vers un généraliste, un confrère spécialiste, et si oui, lequel ? La convention reste floue sur ce point crucial, au point que même l’Ordre des Médecins, pourtant habituellement assez peu critique avec les positions de la CSMF, ne peut s’empêcher d’émettre un avis négatif, dès Février 2005 : « On doit cependant relever que le parcours de soins coordonné décrit dans la convention part de l’hypothèse du choix d’un médecin généraliste et qu’il connaîtrait d’importantes difficultés de mise en œuvre si le choix de l’assuré social se portait sur un médecin spécialiste, notamment au regard du principe de l’exercice exclusif de la spécialité. Le statut du médecin traitant ne saurait lui permettre d’assurer la prise en charge d’un patient en dehors de la spécialité au titre de laquelle il est inscrit à l’Ordre. »
Pourquoi donc, dans la convention médicale, ne pas avoir clairement indiqué que le médecin traitant doit être un médecin généraliste, alors que l’ambiguïté entretenue constitue une pierre d’achoppement qui focalise la colère des généralistes, dont la discipline est bafouée, et alors que la désignation d’un spécialiste comme médecin traitant contrevient aux règles d’exercice telles que définies par l’Ordre des Médecins ? Nous verrons plus tard que cette rédaction ambiguë n’est pas le fruit du hasard.
Tout au long du premier semestre 2005, alors que se met en place la réforme, la communication du ministre va se trouver plombée par cette ambiguïté. Tandis que Frédéric Van Roekeghem et Xavier Bertrand, mezzo voce, plaident pour le choix naturel d’un médecin généraliste, que le Président de la CSMF, le Dr Michel Chassang lui-même, échaudé par l’avis de l’Ordre des Médecins, explique sur Canal Plus qu’à l’exception de quelques rarissimes maladies orphelines, c’est le médecin généraliste qui a vocation à être médecin traitant, Philippe Douste-Blazy poursuit sur sa lancée des débuts, insensible aux arguments du Conseil de l’Ordre comme à la cohérence de sa réforme, comme s’il lui importait avant toute chose, au mépris de toute logique de santé publique, et du sens même de la coordination des soins qu’il est censé promouvoir, de donner des gages à ceux qui, dans son entourage médical, s’inquiètent des conséquences éventuelles d’une réelle coordination des soins à partir du généraliste. Car cette architecture du système de soins, commune à de nombreux pays européens, cette filière de soins dont le médecin généraliste est la porte d’entrée, le « gate-keeper » en Angleterre, représente pour une grande partie de la caste médicale un casus belli. Et Philippe Douste Blazy semble n’occuper son poste que dans le but de les rassurer inlassablement, quitte à énoncer de surprenantes assertions. Interviewé dans le Parisien par Odile Plichon, il explique que l’on peut parfaitement choisir comme médecin traitant un spécialiste, quitte à en changer au gré de l’apparition des maladies. Il donne l’exemple d’une femme ayant choisi sa gynécologue comme médecin traitant, et lui conseille de prendre un généraliste ou un pneumologue si elle développe une bronchite. En effet, explique-t’il, si le médecin traitant choisi ne convient plus aux patients…. « ils pourront en changer à tout moment. Il leur suffira alors de remplir un nouveau formulaire. »
En pratique, le ministre vante l’avancée révolutionnaire que serait la désignation d’un médecin traitant censé coordonner les soins sur le long terme…. en engageant les patients à ne pas hésiter à changer de médecin traitant aussi souvent qu’ils le désirent, rendant effectivement impossible le travail de ce dernier. Dans « Le Médecin de France », revue de la CSMF envoyée à tous les médecins de France( adhérents comme non-adhérents), Michel Chassang ne dit pas autre chose, dans un article désopilant intitulé « Médecin traitant : Que dire à vos patients ? ». Mettons simplement en exergue, dans ce festival de questions-réponses, ces deux extraits :
« Question : A quoi oblige le choix d’un médecin traitant ?
Michel Chassang : A respecter ses conseils, notamment pour aller consulter un spécialiste.
Question : Quand pourra-t-on changer de médecin traitant ?
Michel Chassang : A n’importe quel moment ! »
Comment appelle-t’on un médecin dont on est obligé de respecter les conseils, mais dont on peut changer à tout instant… si on n’est pas satisfait de ses conseils ?..
Un médecin traitant. Bien vu.
Pas étonnant que généralistes et patients renâclent à cette entourloupe, sentant confusément que derrière le jeu de bonneteau se cache un tout autre enjeu. Et, s’adressant à ses confrères, Michel Chassang, dans l’éditorial de la même revue, en dévoile la nature :
« Après la phase législative de cet été, celle réglementaire de cet automne, l’étape conventionnelle n’aura pas été un long fleuve tranquille. Les pressions multiples pour tenter de détricoter l’acquis législatif de cet été, notamment les dépassements tarifaires hors-parcours de soins, ont bien failli faire capoter les négociations. »
L’explication de la complexité du « parcours de soins coordonné », des ambiguïtés de sa mise en œuvre, tient en ce petit segment de phrase : « l’acquis législatif » obtenu grâce au vote des députés UMP à l’Assemblée, c’est bien « les dépassements tarifaires hors-parcours », c’est-à-dire la possibilité pour le spécialiste consulté directement par un patient sans avoir été dirigé par son médecin traitant, de facturer des dépassements d’honoraires. Les caisses d’assurance-maladie, les mutuelles complémentaires, les associations de patients, les syndicats généralistes s’en sont émus : Autant il aurait pu être éventuellement cohérent de minorer le remboursement des patients consultant « hors-parcours de soins », tout en dispensant de la franchise de un euro les patients consultant dans le cadre du parcours coordonné, autant il est totalement incohérent de fixer d’autorité deux tarifs différents, un premier tarif de 27 euros pour une consultation spécialisée dans le cadre du parcours… et un second tarif plus élevé, de 32 euros, hors parcours. Une véritable incitation financière, pour le spécialiste, à privilégier le contournement du parcours de soins. L’exemple hélas éclairant des consultations hospitalières, avec leurs délais d’attente variables en fonction du secteur public ou privé du même praticien, n’incite pas les associations de patients à la confiance. Les caisses d’assurance-maladie et les mutuelles se sont étranglées à l’annonce de cette mesure, tentant de « détricoter l’acquis » obtenu par la CSMF et le SML, à savoir la généralisation des dépassements d’honoraires dans un cadre législatif. « Vouloir à tout prix contrôler ce qu’elle juge non prioritaire et qu’elle ne rembourse pas, relève d’un esprit tout particulier de l’assurance-maladie » relève le Président de la CSMF.
Ainsi, peu à peu, apparaît une autre lecture de la réforme et de son parcours coordonné, une lecture bien éloignée des slogans simplistes de la CNAM. Car avoir ainsi organisé, jusqu’au moindre détail, les conditions financières avantageuses du contournement du parcours coordonné, colle mal avec le souci affiché d’une meilleure organisation du système de santé. Si l’on considère, de plus, que les généralistes, à la différence des spécialistes, n’ont obtenu aucune revalorisation d’honoraires susceptible de leur permettre d’effectuer le travail supplémentaire de gestion des dossiers et de coordination qu’on est en passe de leur imposer , force est de conclure que le respect du parcours coordonné ne semble pas avoir été ( les lecteurs, je l’espère, me pardonneront cet euphémisme) l’unique souci des syndicats signataires.
Les généralistes, eux, dans leur grande majorité, ne sont pas dupes des annonces surréalistes de la CNAM. C’est qu’ils en ont entendu, au fil des années, des déclarations lénifiantes sur l’indispensable médecin de famille, pivot du système de santé, pilier du système solidaire, et maintenant sur le médecin traitant, garant d’une meilleure coordination du système. Mis au pied du mur, nombre d’entre eux réalisent que la réforme leur fait porter la responsabilité de la coordination médicale du système, sans leur en donner aucun moyen.
Alors que les spécialistes obtiennent des revalorisations d’honoraires, des majorations de coordination si le patient leur est adressé par le médecin traitant, et un droit à dépassement systématique dans le cas contraire, creusant comme jamais le différentiel ( du simple au double) entre les uns et les autres, les généralistes n’obtiennent rien, que l’insigne honneur d’être désignés comme chefs de gare d’un système opaque, dans lequel, aiguilleurs sans écran de contrôle, petites mains de la caste médicale, ils sont censés, sans même disposer de moyens de secrétariat, ajouter à leur travail quotidien de soins la gestion des dossiers patients, l’archivage et la conservation des courriers, des examens biologiques, des compte-rendus d’hospitalisation, dont la réforme les rend responsables, puisque médecins-traitants désignés.
Interrogés par l’hebdomadaire Impact-Médecine sur leur acceptation du rôle de médecin traitant, leur réponse est claire : si 77% d’entre eux acceptent la mission qui leur est confiée, 33% seulement seraient prêts à s’engager « dans les conditions actuelles de la nouvelle convention ».
Cela n’empêche pas Philippe Douste-Blazy, tout sourire en couverture, de déclarer : « J’y crois, vous aussi ». Oui, c’est vrai, pourquoi s’arrêter à de sordides questions de gros sous, quand l’effet d’annonce est si beau.
Parmi les plus remontés contre la convention, on retrouve des adhérents de l’UNOF ( branche généraliste de la CSMF), comme le docteur Stanislas Potocki, de Vannes, interrogé par Sandrine Blanchard dans le Monde : « Je ressens cette convention médicale comme une monstrueuse escroquerie du gouvernement et de mon syndicat. Je me sens mal et je ne suis pas le seul… Mon syndicat était contre le médecin référent, il vient de le rendre obligatoire et non payé. »