Chapitre 3
"Ce qui vous gêne, dans la Carte Vitale, c’est que les pauvres puissent l’utiliser"
De RTT, ce 14 Avril 2004, il allait être question. De RTT, de CMU, de Carte Vitale… Mais je ne le savais pas encore. Il était huit heures passées de quelques minutes, ce matin-là, et tandis que je me rasais, Jean-Marc Sylvestre venait m’entretenir de l’état du système économique français, ou plutôt, soyons précis, de l’état de la Bourse. Jean-Marc Sylvestre, comme chaque matin, venait me parler comme à un attardé pour me marteler, encore une fois, que j’étais quand même un gros nul, réticent à suivre le mouvement, à faire partie de la France qui bouge et saisit ses opportunités, qui boursicote et délocalise, qui se flexibilise le fion et se stock-optionne le groin. Ce matin-là, comme souvent, il était question de la coupable mollesse des Français, de leur trop faible consommation. Pour relancer la croissance, expliquait JMS, il suffirait pourtant que les Français achètent quelques lave-vaisselle de plus, quitte, j’imagine, à les stocker au garage. J’ouvris l’oreille, d’autant plus que l'homme qui tous les matins sur France Inter m’incitait sur le ton d’un commentateur cycliste à participer à cette grande aventure qu'est la soumission aux "lois du marché" était l’un des participants à ce fameux colloque.
Quelques temps plus tôt, j’avais découvert avec surprise, dans Les Echos, une tribune de JMS au ton inhabituel. Inhabituel, car elle comportait une sorte de remise en cause, une ébauche de mea culpa.
« Jusqu’à cet été, je ne connaissais du système de santé français que l’ampleur du déficit de l’assurance-maladie. Depuis, je sais que ce déficit, que j’ai tellement critiqué, m’a sauvé la vie. »
Jean-Marc Sylvestre, « chantre autoproclamé du libéralisme et gourou du CAC 40 », avait été « guéri de ses préjugés », analysait Le Figaro.
Depuis l’accident anesthésique de Jean-Pierre Chevènement, et sa réanimation «miraculeuse », c’était la seconde fois qu’un membre de la « France d’en haut » découvrait, interloqué, que les médecins, dépensiers, inconséquents, sont aussi là incidemment, à l’occasion, pour sauver des vies humaines.Mais cette fois-ci l’opposant à la mutualisation des risques frappé sur le chemin de Damas n’était autre que Jean-Marc Sylvestre, l’économiste multi-cartes que le monde entier nous envie, qui chaque jour sur France-Inter, LCI ou TF1 nous asséne la vulgate libérale, bon gré mal gré, avec cette apparente certitude que confère l’appartenance à une secte qui a réussi. Et ce nouveau Saint-Paul, fraîchement converti, trouvait soudain des accents déchirants pour défendre l’assurance-maladie solidaire…
« Quand on sait la valeur détruite chez Vivendi sous le règne de Jean-Marie Messier… quand on sait les salaires que demandent les stars du football, on se dit que les hôpitaux pourraient dépenser un peu plus d’argent sans qu’on les traite d’inciviques, et les médecins, les bons, gagner plus. » Suivait un plaidoyer plus convenu pour ces « bons médecins » que JMS, à l’évidence, semblait n’imaginer que spécialistes hospitaliers aux manettes d’un plateau technique ultra-performant. L’ultralibéralisme laisse toujours des traces, parmi lesquelles la dévotion à une technicité considérée comme toute-puissante. Restait cet aveu d’un des plus célèbres économistes de France, qui reconnaissait avoir daubé le système de santé français sans rien en connaître d’autre que le versant financier. Et qui soudain, malade, défait, apeuré, avait découvert « des médecins extraordinaires de compétence » qui avaient continué à se battre, oeuvrant sans souci du retour sur investissement, quand lui-même avait cessé d’y croire. « Le « return » était trop improbable », notait JMS, probablement imparfaitement remis d’une trop longue exposition à la mondialisation. Quoiqu’il en fut, cette tribune m’avait intrigué. Je m’en serais voulu de rater la conversion d’un puissant, d’un chantre des incontournables lois du marché, à la Sécurité Sociale « à la française ».
Hervé Nathan, journaliste à Libération, animait la table ronde. Il présenta Jean-Marc Sylvestre, rappela brièvement le grave problème de santé qu’avait vécu l’économiste, à l’origine de son livre : « Une petite douleur à l’épaule gauche », problème de santé qui l’aurait « transformé ».
Apparemment gêné par cette formulation, JMS s’empressa de corriger, en expliquant qu’il ne se considérait nullement comme un expert. Ce séjour à l’hôpital, expliqua t’il, ne l’avait pas « transformé », mais lui avait permis d’approcher un milieu qu’il connaissait mal, ce qu’il concédait volontiers.
A la demande de son éditeur, il avait rédigé un compte-rendu de son périple difficile et brossé un rapide tableau économique de la situation. Il expliqua qu’il avait été victime d’une maladie nosocomiale, rendit grâce au système de santé français, qu’il considérait « bon à 98%, puisque je m’en suis sorti », ( la pertinence de cette analyse statistique me laissa sans voix) puis insista sur deux observations qui l’avaient choqué au plus haut point lors de son hospitalisation.
Tout d’abord, l’économiste confia son abattement lorsqu’au troisième jour de son hospitalisation, alors qu’il se sentait au plus mal moralement et physiquement, l’infirmière qui représentait son point de référence, son ancrage psychologique et humain… l’avait prévenue qu’elle serait absente les jours suivants car elle était soit en repos soit en récupération. Là où je ne discernais rien que le processus normal de repos d’une salariée du service public effectuant un travail pénible, JMS trouvait moyen, d’entrée de jeu, de dénoncer les effets pervers des trente-cinq heures. Je ne pus m’empêcher de penser que je n’avais pas perdu mon temps en venant ici.
La seconde anomalie, beaucoup plus grave selon JMS, était qu’il avait été obligé de demander la communication de son dossier à la sortie de l’hôpital afin de savoir… COMBIEN CA COUTE. Car figurez-vous, expliqua t’il, qu’aucun médecin du service ne connaissait le prix des soins prodigués !
Dans la salle, et du côté du Medef et de ses représentants, nombre de participants hochèrent la tête d’un air entendu. L’image d’Epinal du médecin dépensier, mauvais gestionnaire, venait conforter leurs préjugés. Quelle gabegie chez ces blouses blanches, semblait murmurer une partie de la salle, tout en rotant discrètement quelques stock-options.
Ménageant son suspense mais pas son indignation, JMS asséna le coup final, martelant ses derniers mots :
- Figurez-vous que le traitement antibiotique qui m’a été administré coûtait plusieurs milliers de francs par jours, et qu’aucun des médecins n’en savait rien !
A nouveau, frémissements dans la salle. On avait délocalisé au Tadjikistan pour moins que ça.
Hervé Nathan me passa alors la parole. Je brossai un rapide tableau du système de santé français, avant de m’inscrire en faux contre l’assertion de JMS :
- Mon problème n’est pas de savoir COMBIEN CA COUTE. Je ne travaille pas à TF1. JMS a bien de la chance : il a bénéficié de la compétence de médecins hospitaliers qui ne se sont jamais posé la question du coût global des soins, du « retour sur investissement » parce que ce n’est pas leur rôle.
Bernard Boisson, conseiller spécial du Président du MEDEF (*), tint à s’inscrire immédiatement en faux contre cette stupéfiante assertion :
Note de bas de page : Le 12 Mai 2004, soit un mois plus tard, Guillaume Sarkozy, vice-Président du MEDEF, et chargé de la question sociale, déclarerait à La Tribune : « Notre position est claire : le MEDEF n'a ni la légitimité ni la compétence pour intervenir dans le domaine de la santé. Notre seule compétence, c'est de gérer des entreprises. » Ni la légitimité, ni la compétence ? Je suis assez d’accord.
- Je suis scandalisé d’entendre une chose pareille C’est avec ce genre de propos qu’on creuse chaque jour un peu plus le déficit de la Sécurité Sociale. Les choses sont simples, il ne faut pas dépenser plus que ce qu’on a en poche. C’est du simple bon sens. Les gens doivent savoir combien ça coûte pour être res-pon-sa-bi-li-sés. Ce système où les gens ne connaissent pas le coût de leur santé est mauvais. En les faisant payer, on les fera réfléchir, ils prendront conscience.
JMS renchérit :
- Je suis effaré d’avoir entendu le docteur Lehmann réclamer le droit à l’indifférence de la part des médecins hospitaliers quand au coût des soins. Ce système où personne, surtout les patients, ne connaît le coût réel des choses, pousse à la surconsommation. Je plaide pour une responsabilisation individuelle. Mais comment voulez-vous être responsabilisé, avec des mécanismes aussi pervers que la Carte Vitale !
Je me calai dans mon siège, avide d’entendre la suite. Une citation du notaire Martineau, interprété par Michel Serrault dans Garde à Vue, le film de Claude Miller, traversa mon esprit : « Ce soir, je sens qu’on va atteindre des sommets… »
- Cette Carte que vous nous vantez tous comme une innovation fantastique, poursuivit JMS, est d’une totale perversion ! Personne ne sait plus combien coûte la santé, les gens n’ont même plus besoin de payer. Sur la carte, il n’y a pas de photo, il n’y a même pas de nom…
Ces propos furent –quand même- accueillis par une bronca dans la salle, comme sur l’estrade, où les représentants de la CFDT et de la CGT, entre autres, réagirent à cette surprenante déclaration, totalement erronée, de la part d’un économiste qui, même s’il se défendait d’être un expert, venait de commettre un ouvrage de 345 pages sur le sujet.
Un instant décontenancé, JMS enfonça le clou :
- Enfin, quoiqu’il en soit, je ne connais pas beaucoup de médecins qui demandent à voir les papiers d’identité au moment de prendre la carte Vitale…
Tu m’étonnes, pensai-je. Pourquoi pas les empreintes digitales, aussi, pendant que nous y sommes ? Je me jurai alors d’acheter et de décortiquer le livre de Jean-Marc Sylvestre. En matière de sommet, à ce rythme là, je craignais qu’on tente l’Everest par la Face Nord avant la fin de l’après-midi. Si seulement j’avais su, alors, que ce qui m’apparaissait comme un stupéfiant tissu de divagations était, en fait, une opinion largement partagée par nos « élites »…
Jean Peyrelevade, Président de l’association Dialogues, ex-directeur-adjoint du cabinet de Pierre Mauroy (1981-1983), ex- Président de certaines des plus grandes institutions financières de notre pays (Suez, UAP, Crédit Lyonnais), intervint pour souligner que la déresponsabilisation des acteurs de l’offre de soins ( les médecins ) et des acteurs de la demande de soins ( les patients ) contribuait à une surconsommation, et que c’était l’une des raisons, avec l’absence de comptabilité fiable(*), pour lesquelles le Medef avait claqué la porte de l’Assurance-Maladie.
Note de bas de page : Patient dépensier, médecin complaisant, joue avec nous :
Crédit Lyonnais, déresponsabilisation, comptabilité fiable, sauras-tu retrouver l’intrus?
Si les représentants de la CFDT et de la CGT tentèrent de défendre l’hôpital public, de faire entendre une autre logique que la logique financière (rappelant en particulier l’inégalité sociale et territoriale devant la maladie) , seul José Caudron, de la Fondation Copernic, osa sortir du cadre borné par la pensée libérale pour remettre en cause la notion même de déficit ou de dépenses excédentaires, en rappelant la part dévolue aux profits financiers et la diminution de la part dévolue aux salaires. Il rappela que la France se situait au 11ème rang de l’Union Européenne pour les dépenses de soins, que sur la période 1990-2003, le taux de croissance des dépenses de santé en France était au 9ème rang sur 15, que le déficit était dû non pas à une hausse inconsidérée de la dépense de santé, comme le martelaient les intervenants libéraux, mais au basculement d’une partie non négligeable des fruits de la croissance du travail vers le capital, intervenue sur ces dix dernières années. José Caudron aurait pu parler en direct d’une autre planète : sa critique argumentée de la pensée libérale ne trouva aucun écho ni même un détracteur, pas plus que sa remise en cause du dogme selon lequel la gratuité de soins contribue à la déresponsabilisation du patient. Bien au contraire, expliqua t’il, le système suédois, avec un accès aux soins totalement gratuit, revenait beaucoup moins cher que le système américain, et ce avec de bien meilleurs indices de mortalité.
Ayant été mis en cause successivement pour mon irresponsabilité financière par le représentant du Medef et JMS, je redemandai la parole :
- Je voudrais clarifier mon propos parce que je me rends compte qu’apparemment , j’ai été très mal compris quand j’ai dit que je ne me souciais guère du coût de votre traitement antibiotique. Je voudrais réinsister sur le fait, monsieur Sylvestre, que vous avez eu beaucoup de chance, une chance inouïe, de vivre et d’être pris en charge dans un système où vos médecins n’ont pas partagé votre obsession du coût. Car enfin cette obsession libérale du tout-économique, du « combien ça coûte ? » est en fait une manière déguisée de définir « jusqu’où ça coûte trop cher… » autrement dit de fixer une limite « raisonnable » aux dépenses. Si vos médecins avaient partagé votre mode de pensée, vous ne seriez plus là pour en parler, car à un moment, le système de contrôle aurait décidé que ça commençait à bien faire, et que quelle que soit la valeur du chroniqueur économique sur le marché, ces dépenses avaient dépassé le quota du « raisonnable » et qu’il fallait jeter l’éponge… Si vous êtes vivant, c’est bien parce que les médecins ne raisonnent pas comme vous, en terme de coût, mais doivent raisonner en terme d’efficacité pour le patient. L’objectif primordial du médecin est l’intérêt médical du patient, le prix est secondaire. Mon problème n’est pas « ce médicament est-il trop cher ? » mais « ce médicament est-il nécessaire à mon patient ? » Et là, pour le déterminer, je suis seul dans la jungle avec ma bite et mon couteau. Parce qu’aucun des économistes ici présents n’a envie de parler du coût des médicaments, ni du poids occulte des firmes pharmaceutiques sur notre sécurité sociale mutualisée. Qui ici sait que les firmes dépensent 20.000 euros par an et par médecin pour les « informer » et agir sur leurs prescriptions ?..
S’ensuivit un long laïus sur le manque de courage des politiques, et des exemples chiffrés, tirés de mon livre, comme celui du déremboursement en catimini du fluor en prévention dentaire, 8 ans après que l’inutilité de sa prescription systématique aux enfants en bas âge ait été publiée dans Prescrire ( ce qui n’empêche pas, encore aujourd’hui, les bébés de sortir de l’hôpital avec une prescription systématique dans la grande majorité des cas) , l’exemple de la désinformation entretenue d’abord auprès des futurs patients puis auprès des médecins sur la supériorité du Vioxx sur les anti-inflammatoires classiques, à coup d’études tronquées permettant aux firmes de se mettre des milliards indûment dans la poche, exemple de manipulation des pharmacies hospitalières à qui sont vendus un centime le comprimé des médicaments que le patient paiera ensuite de sa poche 10 francs le comprimé en ville, dans le but d’impulser la consommation sur le long terme, exemple enfin de ces fausses nouveautés thérapeutiques que sont les énantiomères ou métabolites, qu’on met sur le marché en clamant à l’innovation, pour éviter la percée d’un générique lorsqu’un médicament ancien tombe dans le domaine public.
Jean Marc Sylvestre ne disait plus rien, le conseiller spécial du Medef non plus, les libéraux découvrant ( ne le savaient-ils donc pas ?) que les médecins ne sont pas dupes de la double casquette du Medef, qui brandit le bâton devant patients et médecins « dépensiers » mais se montre bien incapable d’aller s’intéresser aux arrière-cours des véritables profiteurs du système. Un spectateur, le surlendemain, noterait ceci dans le Courrier de Libération : « Un médecin, intervenant au colloque, a décortiqué pendant de longues minutes les mécanismes mis en jeu par l'industrie pharmaceutique pour conserver ses positions et échapper aux contraintes d'autolimitation imposées à tous. Juste après lui, le conseiller spécial du Medef a fait une longue déclaration, dans laquelle il s'en prenait spécifiquement aux dépenses de médecine de ville indiquant que, pour son organisation, la priorité devait être donnée à ce secteur, et que, dans son esprit, cette maîtrise revenait à mener une politique sévère sur les revenus des professionnels de santé. Ce discours pourrait être audible s'il ne s'accompagnait d'une prudence de Sioux sur l'hôpital et, surtout, d'un silence total sur le médicament. »
Jean-Marc Sylvestre reprit alors le micro pour s’excuser de ne pas avoir compris mon propos :
- Je saisis mieux lorsque vous dites vous préoccuper avant tout de l’efficacité, avant même le coût. Mais…vous devez reconnaître que vous êtes la seule profession à ne pas accepter d’être évalués…
Un peu surpris par ce bottage en touche, j’omis de demander, au vu de l’histoire alors récente de la bulle Internet et du crash qui s’ensuivit, qui évaluait les économistes… S’ensuivit un plaidoyer, appuyé par le représentant du Medef, afin que soient sanctionnés les « mauvais médecins », ceux qui prescrivent trop de lignes d’ordonnance.
Je répondis que ce n’était pas possible et que la question était beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait. Un généraliste répond habituellement à deux à trois demandes par consultation. Sachant que les patients présentent souvent plusieurs pathologies ou symptômes intriqués, que la prise en charge idéale d’un patient diabétique est actuellement de trois voire quatre médicaments différents pour la seule prise en charge optimale de son diabète, comment ne pas dépasser trois lignes d’ordonnance si on prend en charge globalement ce patient et qu’il présente ce jour là une bronchite et un ongle incarné ? Préférez-vous qu’il multiplie les consultations chez X spécialistes ou généralistes différents pour rester dans le cadre de votre vision comptable ?
Silence du côté des libéraux : soudain le monde devenait plus compliqué, n’était plus réductible à des slogans simplistes du type « les médecins sont des irresponsables et les patients consomment trop ».
Je répétai, encore une fois, que le problème était de mettre en place un système cohérent de prise en charge des patients, pas de les taxer PLUS. D’évaluer les techniques et les médicaments, indépendamment des pouvoirs politiques et financiers.
Enfin je rappellais que nous devions à nos brillants économistes le déficit à venir en médecins. La médecine est faite par des hommes et des femmes. On l’avait oublié et ça revenait comme une évidence aujourd’hui . Des hommes et des femmes, de plus, qui n’acceptaient plus de travailler dans de mauvaise conditions avec des horaires indécents, car ils souhaitaient se préserver, et préserver leurs compétences et la sécurité des patients. Le repos de l’infirmière de Jean-Marc Sylvestre n’était pas un « effet pervers des 35 heures », il était normal.
Je terminai en reparlant de cette obsession de la res-pon-sa-bi-li-sa-tion individuelle :
- Ce qui vous gêne, dans la Carte Vitale, c’est que les pauvres puissent l’utiliser. Que les riches sortent une Carte Bleue pour consommer du soin, ça ne gêne personne. J’ai bien entendu ce matin sur France-Inter Jean-Marc Sylvestre expliquer que le problème en France, c’était le manque de confiance et la consommation insuffisante, alors qu’aux USA les Américains se remettaient à acheter des réfrigérateurs et des bagnoles. La consommation, toujours la consommation comme solution à tous les problèmes… mais ce qui vous hérisse avec la Carte Vitale, c’est que l’accès des pauvres aux soins, leurs dépenses de santé, soient mu-tua-li-sées… Que les pauvres puissent avoir droit aux mêmes soins que les riches, ça vous dépasse…
Après cette table ronde, le public eut droit à un débat animé par Serge July entre Jean-Pierre Davant, Président de la Mutualité Française, et Claude Bébéar, Président du Conseil de Surveillance d'Axa, et du très libéral institut Montaigne.
Comme on pouvait s’y attendre, le milliardaire Bébéar prôna la responsabilisation des malades. Mieux, il insista sur le fait que le système actuel n’était plus tenable, pas tant du fait de l’allongement de la durée de vie des populations ou du progrès technique, mais parce que, dans la mesure où le niveau de vie augmentait, les patients se montraient plus exigeants, et donc plus dépensiers. Il allait donc falloir organiser, payer ce surcoût, et dans la mesure où il résultait d’un choix de vie, il était cohérent d’en faire porter à chacun, individuellement, la responsabilité… au-delà d’une base solidaire minimale.
Jean-Pierre Davant nuança le propos, proposa d’optimiser la gestion des dépenses de santé en y associant les organismes complémentaires ( assurances et mutuelles), mais refusa d’opérer une distinction entre « petit » et « gros » risque, dépenses de santé et dépenses de confort, comme l’avait fait Claude Bébéar.
Ce dernier répéta qu’il s’agissait d’un choix de vie, d’un choix de liberté ( ah, la liberté !!!) : les soins indispensables devaient être pris en charge… mais le patient devait disposer de la liberté de choix d’en faire plus…
Ce plaidoyer pour une modification du rapport entre malade et soignant en une transaction commerciale entre un consommateur de soins et un prestataire de service, c’était évidemment tout bénéfice pour les assurances privées, même si cela n’avait, médicalement, aucun sens.
A double titre : en premier lieu parce que ce luxe tant vanté par ceux qui ont choisi de devenir prestataires de services de soins pour riches crédules ( et assurés chez Axa ?) au lieu d’être médecins, c’est la porte ouverte à toutes les escroqueries anti-âge et autres interventions de pseudo-confort sans aucune base scientifique ( après tout, me direz-vous, les libéraux bourrés de Botox n’auront que ce qu’ils méritent ;-))) ; en second lieu parce que dans ce type de système, comme le démontrent déjà cruellement les différentiels de délais entre consultation publique et privée à l’hôpital, la part dévolue au système solidaire et aux soins essentiels est vite réduite, du fait même de la pénurie en personnel médical, au profit de ces prestations de luxe qui se veulent innocentes mais détournent au bénéfice de quelques-uns un savoir et une compétence utiles à tous.
Jean Peyrelevade clôtura le colloque en réaffirmant ce que j’avais entendu à plusieurs reprises cet après-midi : les dépenses de santé allaient augmenter plus rapidement que le produit intérieur brut, et cette augmentation serait intenable pour les comptes sociaux de la Nation. Il faudrait donc déterminer quelle part de ces dépenses devaient rester socialisées… et, proposa t’il, inventer des mécanismes innovants, comme par exemple une franchise sur les remboursements, au-delà d’un certain seuil de revenus.
Au simple généraliste que j’étais, confronté du matin au soir à des êtres humains souffrant, ou désireux de protéger leur santé, cette vision du système de santé comme un gigantesque supermarché où viendraient s’abreuver des patients avides de consommer le dernier attrape-gogo thérapeutique ou technologique en vogue, était totalement déconnectée de la réalité quotidienne. Mais je pressentais que cette vision avait un but : ancrer dans la pensée commune l’idée que le soin était une marchandise comme une autre, que, partant, il était licite, voire même vertueux, de lui appliquer les lois du marché, de l’offre et de la demande, de définir des niveaux de prestation en fonction du revenu ou de la couverture santé individuelle, sans plus se préoccuper de la dimension éthique, de ce qui avait fait de moi un soignant. Je voyais bien, confusément, ce qui était en jeu, ce qui s’annonçait : redéfinir une sécurité sociale de base réduite aux acquêts, gonfler les attributions des complémentaires, et par glissements successifs, remplir les caisses du secteur privé avec l’argent longtemps mutualisé pour soigner tout le monde, pauvres y compris. Je suis sorti du colloque, troublé, comme si j’avais passé cet après-midi sur une autre planète que celle où m’attendaient des retraités vivant avec le minimum vieillesse, et auxquels seule la dispense d’avance de frais permettait l’accès aux soins.