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Chapitre 2

Salauds de généralistes! ( Où il est question de la canicule de 2003 )

Tout a commencé en Avril 2004 par un colloque de l’association Dialogues, auquel j’avais été invité en tant que médecin généraliste, pour donner un peu de couleur locale à cette assemblée de «  dirigeants d'entreprises, de syndicalistes, d'experts en relations sociales décidés d'associer leurs expériences, leur savoir faire et animés d'une même volonté : concilier efficacité économique et performance sociale. » A l’époque, à l’issue d’un processus long et complexe, le Haut Comité pour l’Assurance-Maladie venait de rendre son verdict sur la situation préoccupante des comptes de la protection sociale, premier étage d’une énième réforme attendue dans le courant de l’année. Comme toujours, les comptes étaient dans le rouge, et j’avais accepté l’invitation au colloque parce que j’étais curieux de savoir ce qui se tramait en dehors des murs de mon cabinet, où le système de distribution de soins semblait continuer à fonctionner, en dépit du catastrophique déficit annoncé. 


Je devais l’honneur de cette invitation à un ouvrage que j’avais publié l’année précédente, ouvrage dans lequel j’avais tenté de résumer ce que j’avais appris de la médecine générale et du système de santé au cours de mon apprentissage à l’hôpital puis en vingt ans de pratique libérale. « Patients si vous saviez… » sous-titré « Confessions d’un médecin généraliste », édité chez Robert Laffont, m’avait valu un succès d’estime, avec quelques articles élogieux dans la presse grand-public. Au sein de la presse médicale, j’avais même eu droit à un article dans le Quotidien du Médecin, où Caroline Martineau notait avec un certain courage : 

« Si elle est sévère, en règle géné­rale, pour ceux qui détiennent le pouvoir, qu'il soit financier (l'industrie pharmaceu­tique dite « Big Pharma » est observée sous son jour le plus noir), médiatique ou poli­tique, sa critique est argumentée et ne man­quera pas de déclencher des débats qu'on espère féconds. »

Il n’en fut rien, bien entendu. Dans le monde médical comme ailleurs, le meilleur moyen de limiter la portée d’un livre comportant des révélations dérangeantes est, non pas d’en empêcher la parution ( même si certains hommes politiques avides de se forger un destin national s’y emploient encore aujourd’hui) mais d’assurer un cordon sanitaire autour de la sortie de l’ouvrage. Ainsi en 2001, Philippe Pignarre, l’un des spécialistes français ( non-médecin ) les plus éminents sur le sujet du médicament, avait publié « Le Grand Secret de l’Industrie Pharmaceutique », un ouvrage séminal je ne comprends pas le mot séminal pour comprendre les tensions et les difficultés que rencontraient les industriels du secteur, et les moyens parfois peu avouables qu’ils employaient pour tenter de conserver leurs confortables marges bénéficiaires, dans une fuite en avant que l’auteur considérait, à juste titre, contre-productive voire suicidaire. Traduit à l’étranger, salué dans l’Encyclopedia Universalis cette année là comme une œuvre majeure, le livre de Pignarre n’eut droit à aucun recensement dans la pléthorique presse médicale financée par les firmes pharmaceutiques. Pas un article, pas une notule de bas de page. Rien. Le médecin uniquement informé par la presse médicale, le médecin qui n’avait ni le goût ni le loisir de lire la presse « grand-public », pouvait passer sans difficulté à côté d’un livre indispensable pour comprendre l’évolution du secteur du médicament. 

A un niveau moindre, mon livre avait subi le même sort. Il était apparu inutile, aux rédacteurs en chef de la presse médicale, de rendre compte d’un ouvrage retraçant dans sa première partie le vécu quotidien d’un généraliste, et décortiquant dans sa seconde partie quelques-unes des récentes affaires impliquant Big Pharma, en France comme à l’étranger. A Impact-Médecine, hebdomadaire médical auquel j’avais collaboré pendant plus de quinze ans au sein des pages Culture, j’avais disparu du jour au lendemain, sans heurt. Simple pigiste, on ne m’avait même pas signifié mon congé. Il avait suffi de ne plus faire appel à mes services. Officieusement, j’avais eu droit à quelques explications, distillées avec la bienveillante patience qu’on accorde habituellement aux semi-demeurés : Pourquoi cherchais-je donc à mordre la main qui me nourrissait ? Pourquoi ne pas admettre que, dans ce secteur comme dans d’autres, les annonceurs déterminaient l’étendue des domaines d’investigation acceptable ? 

Que pouvais-je répondre, si la question m’était posée ? Que pouvais-je répondre à quelqu’un pour qui il n’apparaissait pas d’évidence que ce secteur-là, le secteur de la santé, n’était pas tout-à-fait un marché comme un autre, et que la responsabilité vis-à-vis de la souffrance des patients y était autrement engagée que dans d’autres secteurs ? Que la recherche, même parcellaire, même imparfaite, de la vérité, y était un impératif moral ?

La même année, un confrère et ami, Martin Winckler, en ferait lui aussi l’amère mais éclairante expérience, lorsque les firmes pharmaceutiques menaceraient, avec un succès apparent, France-Inter de poursuites judiciaires suite à une de ses chroniques. 


Mon livre n’offrant pas de recettes miracle contre l’embonpoint, ne vantant pas les mérites de tel ou tel complément alimentaire disponible depuis les USA sur Internet, ne préconisant pas l’harmonisation lumnique des shakras ou l’intromission de suppositoires anti-oxydants aux oméga-3 en prévention du cancer de la prostate, avait donc été accueilli avec une certaine tiédeur, mais m’avait valu quelques invitations, lorsqu’un colloque se mettait en quête de trouver un généraliste, la quarantaine, bien sous tous rapports, capable de donner une petite touche « de terrain » à une noble assemblée d’énarques ou de technocrates. J’avais pu y confirmer en quelle piètre estime le monde politique et les « décideurs » tenaient la médecine générale, au-delà des sempiternelles déclarations d’intention sur le médecin généraliste, « pivot du système de santé », « garant de l’accès aux soins », « médecin du premier recours », et j’en passe. La réalité, mes confrères et moi l’avions touchée du doigt l’année précédente, début Septembre, quand le gouvernement de l’époque avait réalisé l’ampleur de la mortalité durant l’épisode caniculaire de 2003. Il fallait un coupable, un bouc-émissaire, vite, pour calmer la colère du public, et qui de plus acceptable sinon le médecin généraliste, ce pelé, ce galeux. Il fallait limiter la casse, faire oublier au plus vite l’image du ministre de la Santé de l’époque, Jean-François Mattei, interviewé en polo noir sur son lieu de vacances, expliquant sereinement que la situation était sous contrôle tandis que depuis la fournaise des urgences de l’hôpital Saint-Antoine, Patrick Pelloux sonnait le tocsin devant les morts qui s’accumulaient. Tout d’abord, les communicants du Ministère avaient ciblé les familles, et certains journalistes avaient suivi. D’éditorial en communiqué, on avait pointé du doigt la lourde responsabilité de ces enfants qui partent en vacances en « oubliant » leurs vieux en ville. On avait glosé sur la perte de solidarité entre les générations, l’égoïsme de nos sociétés occidentales. Ca n’avait eu qu’un temps. Le temps que les accusés, sous le choc du deuil, réalisent que le gouvernement, non content de se défausser, tentait de leur faire endosser la responsabilité du désastre sanitaire. Les communicants avaient fait marche arrière, vite vite. Et avaient déposé sur le bureau du ministre le plan B. Une nouvelle cible : les gé-né-ra-listes. Dans le rôle du coupable, ils étaient parfaits. Songez : certains étaient même absents, en vacances, en pleine urgence sanitaire. 

Comme le Ministre de la Santé ? Oui. 

Comme le Président de la République et Madââme ? Oui. 

Un rapport avait été commandité en hâte à une palanquée de spécialistes hospitaliers, et rendu en urgence dans les premiers jours de Septembre. Et les conclusions étaient claires : les généralistes n’avaient pas été à la hauteur. 

Sur le terrain, les choses étaient fort différentes, mais pour le savoir, il eût fallu auditionner un généraliste, ce à quoi les auteurs du rapport ne s’étaient évidemment pas abaissés, évitant ainsi toute fausse note.

Cette audition aurait pourtant pu se révéler pleine d’enseignements sur le système de santé français, sur la nature de ses dysfonctionnements chroniques. D’où probablement son omission. 

Ainsi Florence, généraliste dans les Yvelines, revenue de vacances fin Juillet, s’était-elle étonnée du faible nombre d’appels et de consultations reçus à son cabinet en cette période estivale, alors que les informations télévisées montraient quotidiennement des urgences débordées, des brancards entreposés dans les couloirs, où s’entassaient morts et vivants. Elle était montée dans sa voiture, avait fait un tour à l’hôpital local où la situation était identique. Puis avait pris sur elle de faire le tour de l’ensemble des maisons de retraite de la région, et, dans chacune d’entre elles, avait improvisé un plan d’urgence, en tentant de tenir compte des contraintes matérielles de locaux et de la pénurie de personnel. Ainsi, souvent, il lui avait fallu batailler pour faire déplacer les patients, vider les chambres surchauffées des derniers étages installées dans des combles réaménagés, instaurer des passages supplémentaires d’aides-soignantes ou d’auxiliaires de vie pour faire boire les patients, quitte à éliminer certains soins, à diminuer le nombre de mobilisations de patients grabataires dans leur lit, au risque de favoriser l’apparition d’escarres. Car à force de bonne gouvernance, de gestion au millimètre, à force de rogner sur les coûts, on en était arrivés là, dans l’ensemble du système de santé français, de l’hôpital public jusqu’à la maison de retraite :  fonctionner à flux tendu, ne pas remplacer les personnels, fermer des lits ou des services dès que le taux de remplissage n’atteignait pas les 100%. Jusqu’à se retrouver en slip devant un évènement sanitaire d’ampleur imprévue. Mais cela, seul un con de généraliste aurait pu le dire à la commission, comme l’enfant au passage du char impérial s’étonne, dans sa candeur, d’être le seul à voir que l’empereur est nu.

Car ce qu’avait fait Florence contrevenait totalement aux règles en vigueur de l’exercice libéral, où le médecin, payé à la pièce, attend sagement qu’un patient l’appelle pour intervenir et déposer une ordonnance en échange d’un chèque ou de monnaie sonnante et trébuchante. Ce qu’elle avait fait, c’était improviser dans l’urgence une réelle gestion sanitaire, à son niveau local, sans attendre le réveil de la DRASS ou de la DGS. Elle avait probablement sauvé quelques vies, évité des hospitalisations, des souffrances, mais qui s’en souciait ?

Car la réalité, la réalité à laquelle sont quotidiennement confrontés les généralistes, est bien celle-ci : personne dans les cercles du pouvoir, bien longtemps, ne sut à quoi ils servaient. Personne ne s’était préoccupé de déterminer leur fonction, d’engager une vraie réflexion sur leur statut, leurs missions, les moyens à mettre en œuvre pour leur permettre de les remplir. 


Et dans le dossier de la canicule, comme dans celui des gardes de nuit, l’absence de cette réflexion servait à conforter les dogmes sacro-saints de la médecine libérale, sans jamais se risquer à poser la question de leur adaptation au monde moderne. Partant, en cas de dysfonctionnement, et selon une habitude bien française, la désignation consensuelle d’un coupable « acceptable » pour tous évitait de remettre en cause l’ensemble de l’édifice branlant qui nous servait de « meilleur système de santé du monde selon l’OMS », alors qu’en réalité, depuis des années déjà, le système ne fonctionnait plus que sur la bonne volonté et la débrouillardise des individus, laminés par le hachoir à deux lames d’une gestion purement comptable et d’une idéologie libérale inadaptée au secteur de la santé.


Personne n’était responsable ou coupable de la canicule de 2003. Elle prit l’ensemble du système de santé, l’ensemble de la société en défaut. C’était le premier épisode de ce type, et à part quelques visionnaires malheureusement inaudibles, personne n’avait envisagé la possibilité d’une canicule de cette ampleur, ni ses conséquences en terme de morbidité et de mortalité. Ce n’était pas la faute des familles. Ce n’était pas la faute des urgentistes, débordés à l’accueil des hôpitaux, ce n’était pas la faute des généralistes, qui souvent, comme Florence, n’étaient pas même contactés par les patients isolés ou les maisons de retraite, soit que les premiers ne prennent pas conscience du risque, soit que les secondes appellent directement le SAMU quand un patient décompensait brutalement. 

Les vraies causes de cette mortalité excessive étaient à rechercher ailleurs, dans la société de consommation que nous avions collectivement acceptée et mise en place, et dans laquelle, confronté en 1995 aux première études sur la surmortalité liée à la pollution atmosphérique, le confrère Bernard Pons, ministre des Transports, avait décrété qu’il était urgent de ne rien faire qui puisse nuire aux intérêts du secteur automobile. Il fallait les rechercher dans le mode de gestion de nos hôpitaux, de nos services publics, censés fonctionner à flux tendu pour des impératifs de rentabilité. Chaque été, on ferme des lits hospitaliers, voire des services entiers, profitant de la baisse d’activité estivale programmée ( peu de gens attendent le mois d’Août pour se faire retirer leur vésicule biliaire ou opérer du ménisque). En théorie, ces fermetures doivent permettre aux hôpitaux de continuer à fonctionner au ralenti sans nécessiter d’embaucher du personnel intérimaire pour pallier aux vacances des uns et des autres. En réalité, cela revient à fragiliser le système, d’autant que les Français ne disparaissent pas par enchantement pendant cette période, ils ne font que se déplacer. Et si dans les villes balnéaires souvent les généralistes gardent leur cabinet ouvert, on y ferme des lits hospitaliers comme partout ailleurs, et ce malgré l’afflux estival.


2006. Trois ans plus tard. Trois années pendant lesquelles le système aurait dû avoir le temps de se réformer, de mettre en place un plan prévention. C’est d’ailleurs ce qui était annoncé par le Ministère, par l’Institut National de Veille Sanitaire. Et dans une certaine mesure, ces trois ans avaient été mis à profit. Les collectivités locales avaient mis en place un recensement des personnes à risque. Les revues médicales indépendantes avaient procédé à une revue de la littérature sur la conduite à tenir en cas de nouvel épisode caniculaire. Au-delà des conseils d’hydratation et de refroidissement, une réflexion avait été engagée, enfin, sur le rôle délétère de certains médicaments pendant ces périodes : ainsi certains diurétiques anti-hypertenseurs, utiles et efficaces sur le long terme, peuvent-ils aggraver la déshydratation de patients âgés en période de forte chaleur ; certains psychotropes utilisés largement pour « tasser » les personnes âgées dans des établissements démunis en personnel d’accompagnement, peuvent diminuer encore la sensation de soif et précipiter un coma.

Mais sur le plan humain, rien n’avait été fait. Dans les quelque 10.000 maisons de retraite de France, le taux d’encadrement, à peine suffisant en temps normal, ne permettait toujours pas de ventiler, soigner, mobiliser, faire boire tous les pensionnaires. Dans les hôpitaux, le Ministère était réduit à faire appel à des intérimaires d’un genre nouveau : étudiants en médecine, médecins retraités, étaient sollicités pour venir prêter main-forte aux urgentistes hospitaliers, en cas de besoin. Etrange manière de gérer l’urgence, quand depuis des années les syndicats hospitaliers dénonçaient le manque de personnel et de lits. 

Hors les murs de l’hôpital, la situation était aussi tendue. Certains généralistes partaient en vacances, se reposant honteusement de semaines de travail de 50 à 70 heures, avec parfois un remplaçant, quand ils en trouvaient un, pénurie démographique oblige. Notons que dans les dix ans à venir, les “vacances” risqueront d’être plus longues car plus d'un médecin généraliste sur deux partira sans trouver de successeur. Cette situation, qui pré-existait à la réforme, n’a fait que s’aggraver, nous le verrons, du fait de celle-ci.

Les jeunes internes en médecine générale, par le biais de leur syndicat, dénonçaient la vision strictement hospitalière du Ministère, qui semblait ne se préoccuper que de l’hôpital : «  On ne parle que des urgences de l´hôpital… Mais le besoin est en amont ! Selon l´Intersyndicale Nationale Autonome des Résidents et Internes en Médecine Générale ( ISNAR-IMG), la crise était en partie due à un « problème récurrent » : « la faible reconnaissance de l´importance des soins de premier recours, spécificité de la médecine générale ». Or, prévenaient les internes, « avec la dégradation entamée de la démographie médicale, cette situation de débordement exceptionnel risque de devenir la norme ».Oui, dans certaines villes, certains départements, il n'y avait plus de services de permanence de soins généralistes organisée, parce qu'il ne suffit pas d'ânonner que "la permanence des soins est une obligation déontologique", encore faut-il donner aux médecins la possibilité d'y participer de manière cohérente. Combien de fois faudra-t'il répéter qu'un médecin généraliste n'est pas un surhomme, et qu'il ne peut travailler jour et nuit sans discontinuer, lorsque, heureusement, le repos de sécurité a été enfin imposé au personnel soignant hospitalier? Parmi les devoirs déontologiques du médecin, rappelons-le, il est stipulé que celui-ci "ne doit pas exercer sa profession dans des conditions qui puissent compromettre la qualité des soins et des actes médicaux ou la sécurité des personnes examinées. " Le rapport sur la canicule 2003 avait noté la difficulté pour les personnels hospitaliers de faire face "à la réduction du temps médical disponible du fait de l'ARTT et de l'intégration des gardes dans le temps de travail, au moment où la démographie médicale commence à baisser", mais ne semblait pas avoir imaginé un instant que l'épuisement des soignants à l'hôpital avait son corollaire en ville, où 35 heures, RTT et repos de sécurité n'existent évidemment pas. Trois ans plus tard, en 2006, et dans la grande tradition du mépris ouvertement affiché par la hiérarchie hospitalière envers la médecine de ville, cela n’empêcherait pas le président du SAMU de France, une fois l’alerte passée, de décerner un satisfecit à l’hôpital et à ses services : l’institution « a assumé ses responsabilités », la communauté des professionnels de l’hôpital s’est « rapidement et fortement impliquée », tandis qu’en ville, à l’en croire, «  dans de nombreux secteurs, l’accroissement de l’activité pendant la canicule semble avoir été majoré par les insuffisances de la permanence de soins en médecine ambulatoire, en particulier du fait de la période des congés ». Salauds de généralistes, inhumains au point de partir en vacances quand l’hôpital ferme des lits.

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